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L’aube se levait sur l’Europe. Dans son laboratoire, le professeur Emboulestein avait travaillé toute la nuit. Il ne savait plus très bien, d’ailleurs, ce qui était le jour et la nuit. Il vivait depuis des semaines sous la lumière des tubes, dans cet antre au cœur de la montagne, séparé de la lumière et de l’ombre par des millions de tonnes de rochers. Il travaillait, recevait des instructions par téléphone, en donnait, se reposait quelques heures, et recommençait à travailler. Ainsi passaient ce qui devaient être des jours et des nuits.
Cette aube-là fut une aube comme les autres, une aube ignorée. Le professeur Emboulestein était seul depuis quelques heures. Ses aides étaient allés se coucher. C’était un homme très grand et très maigre, avec des cheveux crépus d’un blanc sale qui lui faisaient autour du visage comme une auréole de poussière. Ses paupières fatiguées et fripées cachaient à moitié ses yeux qui s’abaissaient d’un air triste vers les tempes. Debout devant une table d’architecte, sa blouse blanche tendue sur son dos voûté, il écrivait. Il tenait son journal depuis le début de la G. M. 4. Il était à peu près certain que personne ne serait jamais en mesure de le lire. Il n’en estimait pas moins qu’il devait l’écrire, comme le compte rendu objectif d’une expérience.
Tout à coup la plume de son stylo s’écrasa sur le papier, la table lui sauta au visage, les murs ondulèrent autour de lui, les placards s’ouvrirent et se vidèrent de leur contenu dans un bruit de verre brisé. Puis tout redevint immobile, mais la montagne grondait comme un bouledogue.
Emboulestein sut que le moment était venu. Les Chinois commençaient à faire sauter les Alpes. Il fallait capituler ou mourir. Pour sa part, il n’y avait pas de choix possible. Sa décision était prise depuis longtemps. Il avait fait part de sa décision au Conseil Fédéral, qui avait tenté en vain de le convaincre qu’il valait peut-être mieux un esclavage momentané qu’une mort définitive. Mais c’était lui, finalement, qui les avait convaincus. Il ne s’en était pas moins, depuis, tenu sur ses gardes, de peur de quelque agression.
La terre trembla de nouveau. Emboulestein se dirigea vers la porte du laboratoire, ferma les verrous électriques, et, pour plus de précaution, donna un simple tour de clef. Il fit quelques pas vers la droite et, d’un geste, commanda l’ouverture de la dernière porte. Elle était épaisse de trois mètres et composée de sept métaux lourds séparés par des cloisons de verre aux sels de plomb. Il la referma derrière lui et se trouva seul dans une pièce circulaire aux murs de verre couleur d’eau. Au centre de la pièce, portée par une colonne de verre glauque, s’élevait une sorte de cuvette d’argent, pareille à un grand miroir concave. Au centre même de la cuvette en était creusée une autre, pas plus grande que la moitié d’un petit pois. Vers ce trou minuscule étaient braqués les axes de vingt et un tubes d’or disposés sur le pourtour de la cuvette. Au-dessus du tout, une manche à air venue du plafond se terminait par un ventilateur. C’était le bas d’une conduite dont l’extrémité supérieure s’ouvrait très haut, dans les solitudes perdues de la montagne.
Emboulestein regarda son appareil et sourit. Ainsi, l’esprit aurait le dernier mot ! Il était temps d’agir. Il ouvrit dans le mur un placard. Un tableau de commande apparut. Il posa la main sur une poignée et la tourna. D’un des tubes, un rayon violet jaillit et vint frapper le trou central de la cuvette. Sept tubes s’allumèrent ainsi, des sept couleurs pures de l’arc-en-ciel. Les autres restèrent obscurs. Les rayons qu’ils émettaient étaient en-deçà et au-delà des facultés de vision de l’œil humain. La coupelle centrale brillait comme une étincelle de soleil.
Emboulestein s’aperçut alors qu’il avait oublié l’essentiel. Dans un tel moment ! Il retourna dans le laboratoire, se hâta vers un robinet, recueillit dans une éprouvette un peu d’eau claire. On frappait et on appelait à la porte du laboratoire. Les trois téléphones sonnaient. Le savant retourna dans la salle ronde et referma entre elle et le bruit la porte des sept métaux.
Il trempa une tige de verre dans l’éprouvette et laissa tomber, dans la prunelle de la cuvette, au centre de feu des vingt et un rayons, une goutte d’eau.
C’était fini. Maintenant il ne pouvait plus rien arrêter. La goutte d’eau venait de fleurir en un flocon de neige. Une brume emplissait la salle ronde. Emboulestein toussa, mit en marche le ventilateur, qui aspira le flocon au milieu de la cuvette et le jeta vers le ciel Emboulestein tira de sa poche un énorme revolver à barillet qui devait dater de la guerre de 70, le tourna vers lui, mit le pouce sur la gâchette, le canon dans sa bouche, et appuya.
La brume se déposait en neige fine sur le sol, sur l’argent de la cuvette, sur l’or des tubes, sur la tête du savant ouverte comme un melon jeté contre un mur…
Au millième de seconde où la première aiguille de la première branche de cristal du flocon avait commencé de durcir au sein de la goutte d’eau, la folie de la peur s’était abattue sur toutes les bêtes de la Terre, sur tous les animaux qui avaient survécu aux G. M. 3 et 4. Les hérissons se fermèrent hermétiquement en boule et ne s’ouvrirent plus, les chevaux ruèrent, les ânes mordirent, les chattes mangèrent leurs petits, les porcs s’éventrèrent, les fourmis se mirent à creuser, creuser, à enfoncer plus profond leurs fourmilières, avec une hâte minuscule, les éléphants en troupeaux aplatirent les villages, les moutons, enragés, égorgèrent les chiens, les poissons essayaient de fuir hors de l’eau, sautaient en l’air, perçaient de milliards de jets la surface océane, des monstres surgis des profondeurs insoupçonnées venaient mourir en surface, éclatés, aveuglés : des tortues noires grandes comme la Concorde, des serpents feuillus d’algues, longs comme des égouts ; les oiseaux s’assemblaient à grandes peuplades tournoyantes, tous les corbeaux de Paris s’étaient agglomérés en un noir nuage qui tournait au-dessus de la ville comme une roue d’angoisse mille et mille fois grinçante, qui forma tout à coup une pointe et fonça vers le sud.
Dans l’Arche même, la basse-cour criait, s’agitait comme en plein incendie. M. Gé et Hono, qui avaient vu sur l’écran sauter les premiers massifs des montagnes suisses, sentirent tout à coup une angoisse glacée leur vernir le cœur. M. Gé se leva, un peu suffocant. Il dit :
— Ça y est…
Hono resta assis. Il se sentait, avec étonnement, en proie à une émotion de collégien qui monte pour la première fois sur l’estrade recevoir un prix d’excellence. La peur et la satisfaction mêlées, une sorte de trac et le soulagement de l’attente enfin terminée lui faisaient trembler les genoux. Il lui semblait que tout ce qui allait maintenant se passer ne concernait que lui, qu’il était à la fois l’organisateur, l’acteur et l’unique spectateur de la pièce sur laquelle le rideau se levait. Il dut faire un effort et avaler sa salive pour pouvoir répondre à M. Gé, qui venait de lui dire :
— Je crois qu’il faudrait les prévenir, maintenant. Qu’en pensez-vous ?
Il pensait, lui aussi, qu’il fallait, maintenant, dire aux habitants de l’Arche que l’aventure allait se terminer.
Le soleil se levait au-dessus de Paris, et les murs intérieurs de l’Arche s’éclairaient doucement. M. Gé s’assit devant son bureau, tourna le bouton du micro, toussa, dit : « Je m’excuse de devoir vous éveiller… »
Il parlait doucement. Il avait tourné à fond le bouton d’amplification, et sa voix grondait dans les chambres, dans les couloirs, dans les pièces vides, dans la basse-cour. Les poules se blottissaient autour du coq, qui dressait la tête vers le plafond comme vers un vol de rapaces. Les vaches meuglaient comme si on venait d’égorger devant elles leurs veaux. Les chèvres, tête basse, se lançaient contre les murs. M. Collignot avait bondi à bas de son lit. Il avait deviné. Il enfila son pantalon en appelant Aline, qui dormait dans la chambre à côté.
À l’est du lac de Genève, au nord de la ville de Sion (canton du Valais), très exactement au-dessus du pic des Diablerets (3 252 mètres), dans le bleu clair du ciel de l’aube, un petit nuage s’était formé. Un petit nimbus blanc et rose, qui se mit à grossir à une vitesse inhabituelle. En quelques secondes, il devint un gros cumulus gris, couvrit toutes les Alpes bernoises, absorba les fumées des explosions qui venaient de raser le Simplon, et six minutes après que le flocon de neige se fut formé sous les yeux du professeur Emboulestein, atteignit le Jura et le Piémont. Les soldats chinois regardaient, étonnés, ce ciel épais, d’où commençait à tomber en plein mois d’août une neige fine. Dans les ruines de Berne, un thermomètre intact, accroché à un pan de mur, marquait une température de dix-huit degrés au-dessus de zéro. Mais la neige, en atteignant le sol, ne fondait pas.
Mme Collignot, assise dans son lit, appuyée à trois oreillers, écoutait sans comprendre. Elle respirait difficilement, à petits coups, essayait d’aider son cœur en appuyant ses deux mains sur sa molle poitrine, et gémissait. M. Collignot, debout dans la chambre d’Aline, serrait sa fille contre lui. Elle portait un pyjama en coton blanc à fleurettes, un pyjama d’enfant. Cheveux noirs ébouriffés, grands yeux pleins de sommeil et d’étonnement, joue marquée d’une raie rose par un pli de l’oreiller. Sans savoir encore pourquoi, elle tremblait.
— Hum, dit M. Gé… Il est de mon devoir de vous informer que le projet que j’avais fait de vous soustraire aux coups de la guerre s’avère irréalisable par suite de la mise en œuvre d’une arme nouvelle contre laquelle les moyens de défense de l’Arche seront malheureusement impuissants. Il faut donc que vous sachiez qu’à moins d’un miracle, vous n’avez plus que…
— NOUS ! cria Hono.
— Hum, dit M. Gé. Et il reprit : « À moins d’un miracle, nous n’avons plus que quelques jours, peut-être quelques heures à vivre… »
La porte de la chambre d’Aline s’ouvrit brusquement, et Paul entra, avec un visage de fou. Il cria :
— Aline !
Aline s’arracha aux bras de son père et se jeta contre Paul, et Paul referma ses bras autour d’elle, courba ses épaules, pencha sa tête, essaya de l’envelopper, de l’abriter, de construire autour d’elle, avec sa chair et ses os, une arche plus efficace que les murs de béton et d’acier.
— Il faut que je vous dise, reprit la voix de M. Gé, en quoi consiste cette arme, dont les effets se feront sentir jusqu’ici…
M. Collignot, stupéfait, regardait les deux adolescents, qui semblaient l’avoir oublié, regardait Paul baiser les cheveux d’Aline, et Aline sangloter de bonheur et de peur contre la poitrine de Paul.
— Les savants suisses ont mis au point, il y a quelques mois, en modifiant les propriétés du noyau de l’hydrogène, une formule d’eau nouvelle qu’ils ont nommée l’eau drue.
— Ma chérie, ma chérie, ma chérie, disait Paul, sans arrêt.
M. Collignot passa sa main sur son front et s’assit, accablé, au bord du lit. Mme Privas ne cherchait pas à comprendre. Elle regardait son mari et le voyait calme. Et elle se disait que s’il était calme, elle n’avait pas de raison de s’affoler. Marie-Fructueuse pleurnichait dans son lit et appelait tout bas César. Auguste se trouvait dans la basse-cour au moment où l’affolement s’était emparé des bêtes. Il essayait de calmer l’étalon qui risquait de se briser une jambe en ruant contre les murs. Le cheval le mordit à l’épaule. Auguste recula, la main sur sa blessure. Une volée de sabots lui défonça la poitrine.
— La principale propriété de l’eau drue, disait M. Gé, est son point de congélation, beaucoup plus élevé que celui de l’eau ordinaire. Ce point de congélation, qui se situe aux alentours de vingt degrés lorsque l’eau drue est en vase clos ou sous gaz neutre, s’élève rapidement jusqu’à un point d’équilibre situé entre quarante-deux et quarante-trois degrés, dès lors que l’eau drue se trouve en contact avec l’oxygène, que celui-ci soit libre, en mélange, ou en combinaison.
Aline tourna enfin la tête vers son père, mais celui-ci eut l’impression qu’elle le regardait comme elle l’eût fait d’un animal familier, d’un meuble ou d’un mur de la pièce. Hono se leva et quitta le bureau de M. Gé. Celui-ci poursuivait :
— Ce qui fait le danger de l’eau drue, c’est que, dès qu’un cristal de neige ou un fragment de glace qui en provient entre en contact avec de l’eau ordinaire, celle-ci se transforme immédiatement en eau drue et se congèle à son tour. Tout se passe comme si l’eau, qui est à la base de toute la vie végétale, animale, et on peut ajouter minérale de la Terre, se trouvait en état de surfusion et retrouvait brusquement son équilibre au contact de l’eau drue.
Hono se dirigeait vers la chambre d’Irène. Il ne savait pas exactement ce qu’il allait y faire, ce qu’il espérait y retrouver, un fantôme, un parfum, simplement un coin pour crever un peu moins nu, un peu moins froid.
— Il est bien certain, dit M. Gé, que la vie telle que nous la connaissons ne peut pas exister dans un Univers où l’eau gèle à plus de quarante degrés. C’est pourquoi les savants suisses, connaissant le secret de fabrication de l’eau drue et ayant déterminé ses propriétés par leurs calculs, s’étaient bien gardés, jusqu’ici, d’en créer. Car, à partir du moment où une trace d’une telle eau existe dans notre Univers, toute l’eau ordinaire va automatiquement se cristalliser autour d’elle. Rien, absolument rien, ne peut empêcher ce phénomène, aucun corps ne peut faire obstacle à sa propagation. Or, ce matin, le professeur Emboulestein, poussé par le désespoir, a fabriqué un cristal d’eau drue. Il a ainsi condamné à mort tout ce qui vit encore sur la Terre, et au-dessus d’elle et dans elle. Le corps de l’homme contient plus de soixante pour cent d’eau. Il n’est pas un être vivant, animal ou végétal, qui n’en contienne à peu près autant. Eh bien, toute cette eau va geler… Je dois vous informer que le nuage de cristallisation, formé par la transformation en eau drue de la vapeur d’eau atmosphérique, est déjà à mi-chemin de Paris…
Sur la Suisse, sur une partie de l’Allemagne, de l’Autriche, de l’Italie, de la France, il neigeait. Au premier flocon reçu, le lac de Genève était devenu un bloc de glace. Une truite géante, surprise en plein saut, restait plantée par le bout de sa queue dans l’eau figée. Raide comme un bronze de cheminée. Les cours d’eau étaient devenus les prolongements immobiles des glaciers. Le sol était dur comme fer.
La neige tiède tombait à gros flocons, et l’espace entre les flocons semblait n’être qu’une poussière blanche. La vue ne portait pas à deux mètres. Cette poussière entrait dans les narines et les mordait, entrait dans les poumons et les emplissait de plomb. La neige s’accrochait à la peau, s’y collait et semblait entrer en elle. Et la peau, les oreilles, le nez, les mains, les pieds, les genoux subissaient une torture comme aucun bourreau chinois n’eût été capable d’en inventer.
Les guerriers jaunes s’étaient mis dans des caves, sous des tentes, sous des arbres raides, à l’abri de la neige incroyable, qui ne fondait pas plus dans la main que de la farine. Mais la brume les poursuivait et leur perçait les poumons de mille aiguilles. L’horreur, c’était, dans cette neige, d’avoir si chaud. L’air pesait sur leur peau, l’étouffait, refusait sa sueur. Leur peau devenait raide, vernie, et à l’intérieur de leur peau ils brûlaient. Ils ne sentaient plus leurs doigts, leurs pieds gelaient. Leur souffle, qui brûlait leurs bronches, fleurissait devant eux en poussière blanche et tiède.
Hono entra dans la chambre d’Irène. Combien d’heures à vivre encore ? Il ne savait pas. Le temps que le nuage atteigne Paris, et que le point de congélation de l’eau dépasse trente-sept degrés… Il ouvrit l’armoire. Là étaient pendus les vêtements de la jeune fille, ses longues jupes, ses blouses claires, sa robe à fleurs de printemps, son manteau de renard blond. Il prit les vêtements à pleins bras et y enfouit son visage.
— La mort qui nous attend, disait dans la pièce, derrière le dos du savant, la voix de M. Gé, risque d’être très pénible. Aussi ai-je décide de mettre à la disposition de ceux qui n’auraient pas le courage de supporter sa venue trop lente un moyen d’en finir plus vite. Vous trouverez dans le garde-manger numéro 63, qui jusqu’à présent était fermé, tout un assortiment de poisons rapides. Je vous conseille de prendre les pilules contenues dans le grand flacon bleu. Trois pour chacun seront largement suffisantes. C’est un soporifique rapide. Il vous endormira à mort. C’est la meilleure façon d’en finir. Du moins je le crois. Personne ne peut évidemment en être sûr.
Au moment où le cristal d’eau drue avait pris forme sous la machine du professeur Emboulestein, les petits chevaux africains de l’armée arabe, devenus subitement fous, avaient désarçonné leurs cavaliers et s’étaient enfuis vers le sud au galop, droit devant eux. Les placides chameaux eux-mêmes s’étaient battus comme des vieilles filles contre les hommes qui les montaient. Quand le nuage arriva, les grands guerriers, instinctivement, s’enveloppèrent dans leurs burnous pour se préserver de la neige. Les moteurs des tanks et des camions calèrent. L’invasion ne se poursuivit pas plus loin. Elle venait d’atteindre Poitiers.
Les paysans ne comprenaient rien à ce temps. Mais ils eurent encore le réflexe de penser qu’il était heureux que les blés et les foins fussent rentrés.
— Ma petite Aline !… dit M. Collignot.
Elle essuya ses larmes, et, sans quitter Paul, tendit une main vers son père. Il s’approcha et les embrassa tous les deux.
Le nuage énorme bouillonnait et bourgeonnait sur ses bords et s’étendait à une vitesse prodigieuse. M. Gé, après avoir révélé à tous l’existence de la fusée et de ses occupants, et les derniers espoirs qu’il avait mis en cette tentative, s’était tu. Il tourna un bouton de l’appareil de télévision. Sur un mur de chaque pièce s’inscrivit l’image du ciel de Paris.
Hono s’était laissé tomber dans un fauteuil. Il regardait le mur peint de ciel bleu dans lequel ne tournait plus un seul corbeau. Il vit, en même temps que tous les autres occupants de l’Arche, une frange blanche mordre le ciel au sud-ouest. Ce fut bientôt un amoncellement de coton blanc posé sur des abîmes de bleu ardoise et de gris de cendre. Le soleil illuminait ses joues supérieures d’un éclat de paradis.
Un soldat chinois accroupi sous un pont porta sa main à son oreille et se mit à hurler parce qu’elle venait de se casser entre ses doigts. Le Conseil Fédéral Suisse lança par radio dans les cavernes l’ordre général de suicide.
Hono regarda une dernière fois la chambre où avait vécu celle qu’il aimait. Sur la table de chevet, à la tête du lit défait, il vit un livre, un paquet de cigarettes, et le sac à main d’Irène, un gros sac bien simple, en cuir fauve patiné.
Il se leva, prit le sac et l’ouvrit. La première chose qu’il vit à l’intérieur, ce furent les lunettes. « Elle a oublié ses lunettes ! pensa-t-il. Qu’est-ce qu’elle va devenir ? » Puis un mouchoir très parfumé, froissé, les habituelles bricoles de rouge et de poudre, et un médaillon ancien, en or orné de petites perles, en forme de cœur. Il eut de la peine à ouvrir le médaillon, car il se tenait les ongles très courts. Quand il l’eut ouvert, il se laissa tomber sur le bord du lit. Son cœur sautait. Dans le médaillon, il venait de voir sa propre photographie ! Une vieille photo d’identité qu’elle avait dû arracher à un de ses passeports périmés. Elle portait encore les traces violettes du cachet, et, juste au-dessus des cheveux, le trou de l’attache. Elle portait aussi l’empreinte du rouge à lèvres d’un baiser.
Hono releva brusquement les regards vers le mur. Le nuage avait envahi la moitié du ciel de Paris. Il se leva, serrant le médaillon dans sa main droite, décida de passer par les appartements, pour gagner quelques secondes, traversa la pièce en courant, et ouvrit la porte qui donnait dans la chambre d’Aline.
Toute l’armée arabe, agenouillée dans la neige chaude, se prosternait vers l’orient en prononçant le nom du Prophète.
M. Gé s’étendit sur son lit. Les trois pilules, d’un bleu tendre, étaient posées sur sa table de chevet, à portée de sa main, près du téléphone. Il se dit qu’il était peut-être temps de penser à toute sa vie passée et de se demander s’il avait fait le bien ou le mal. Mais il s’aperçut au bout de quelques minutes que cela ne l’intéressait pas assez pour qu’il y pût porter une attention suffisante.
— Mes petits, dit M. Collignot, je suis heureux de voir que vous vous aimez, mais vous êtes si jeunes, vous auriez pu attendre un peu…
Il comprit aussitôt l’énormité de ce qu’il venait de dire.
Hono entra en trombe dans la pièce, jeta un regard sur le groupe qui s’y trouvait, courut vers la porte d’en face.
— Où allez-vous ? lui cria-t-on.
— Je vais chercher Irène, cria Hono.
— Vous savez bien qu’elle est dans la fusée !
— Je sais bien, dit Hono, c’est là que je vais la chercher…
M. Collignot se précipita derrière lui.
— Vous êtes fou ! Il faut la laisser…
Hono avait déjà traversé la troisième chambre. Mme Collignot le regarda passer, puis derrière lui son mari, et derrière Aline puis Paul Elle ne reconnut ni les uns ni les autres. Elle voyait en face d’elle un ciel d’orage et elle disait : « Il faut rentrer le tapis qui est sur le balcon, il faut rentrer le tapis, il va pleuvoir… » Péniblement, elle se leva.
Hono courait dans le couloir. Il criait :
— Elle m’aime, vous comprenez ? elle m’aime ! Vous vous imaginez que je vais laisser partir dans les nuages la femme qui m’aime, alors que j’ai peut-être encore une heure à vivre ?
Les feuilles des arbres, raides et transparentes, se brisaient une à une, comme du verre, sous le poids de la neige. Les serpents et les lézards n’étaient plus que des frissons figés, les grenouilles, des grimaces de bois peint. Les escargots éclataient, les mouches tombaient, petits flocons noirs parmi les flocons blancs.
Hono, arrivé le premier dans la salle de la fusée, referma la porte derrière lui, et fit fonctionner les verrous. M. Collignot frappa la porte de ses poings et cria. Hono n’entendait plus.
— Il faut prévenir M. Gé, dit M. Collignot.
Mais personne dans l’Arche ne savait où trouver l’appartement de M. Gé.
— Vite ! Venez ! cria Paul, tout à coup.
Il était content. Ni lui, ni Aline, ni M. Collignot ne pensaient plus à la mort imminente. Ils ne pensaient qu’à sauver Irène. C’était un but immédiat, un devoir à accomplir sans perdre une seconde, et cela permettait de ne penser à rien d’autre.
Paul savait où se trouvait, au laboratoire, le téléphone qui permettait à Hono d’appeler M. Gé quand il désirait communiquer avec lui.
Ils y coururent. M. Collignot décrocha l’appareil et attendit. Il entendait la sonnerie bourdonner à l’autre bout… Enfin, on décrocha.
— Allô ! Monsieur Gé ?
— Oui, dit une voix.
— Ici M. Collignot. M. Hono est en train de sortir ma fille de la fusée ! Que faut-il faire ?
Les trois pilules n’étaient plus auprès du téléphone. Le récepteur glissa de la main de M. Gé et tomba sur le tapis. M. Collignot entendit le choc, secoua son appareil, cria.
M. Gé murmura, pour lui, et pour le reste de l’Univers :
— J’avais fait… de mon mieux…
Il s’endormit, un bras hors du lit.
La porte du laboratoire s’ouvrit. Hono entra, rouge, suant, traînant derrière lui une bâche dans laquelle il avait enveloppé Irène encore inanimée. De l’autre bout de la pièce, Paul courut vers lui. Hono saisit un scalpel sur une table de verre, se pencha vers Irène :
— Si vous faites quoi que ce soit pour me l’enlever, je la saigne ! dit-il.
Paul s’arrêta, les poings crispés.
— Laisse-le, dit la voix lasse de M. Collignot. Viens, venez avec moi, mes petits, venez, tout n’est peut-être pas encore perdu…
La vitesse d’expansion du nuage augmentait selon une progression géométrique. Il avait déjà recouvert l’Angleterre et l’Espagne, atteint l’Afrique du Nord et l’Europe centrale. Au-dessous de lui, l’air était gris et la terre blanche. Le gel tiède enfonçait lentement ses racines dans la terre, figeait les rivières souterraines, écartait doucement les montagnes. La Méditerranée jetait contre la Côte d’Azur des assauts modérés de blocs de glace qui, peu à peu, se soudaient entre eux. Il pleuvait sur le Sahara-jardin, il neigeait sur l’Atlas. Puis il neigea aussi sur le Sahara et il se mit à pleuvoir sur l’Equateur une grosse pluie tranquille, sans orage, sans vent, sans tornade. Les peuples de singes, affolés, criaient comme des jardins d’enfants et tombaient des branches qui se recouvraient d’une couche de verglas. Les grands serpents se raidissaient en nœuds autour des lianes. Les Noirs se réfugiaient dans la fumée de leurs cases et fermaient leurs bras sur leurs poitrines nues. Et la forêt se mit à gronder de coups de canon : les arbres géants éclataient sous le gel.
Mme Collignot est tombée sur le tapis, au pied de son lit, le visage enfoncé dans la laine. Elle essaye de se relever, mais n’y parvient pas. Elle est toute molle comme un poireau cuit. Elle a le nez dans la laine et elle étouffe, et les poils de laine lui chatouillent les narines, et l’odeur de la poussière et des désinfectants antimites lui pique les muqueuses. Elle parvient à tourner sa tête un peu de côté et à respirer avec un coin de sa bouche. Et de l’autre coin elle bave un peu. Elle voudrait pouvoir aider sa poitrine à respirer, mais elle ne peut pas, et elle sent que tout cela va s’arrêter, qu’elle va mourir. Et aussitôt elle éprouve une grande consolation, car Irène a bien dormi et Aline sait enfin tricoter la maille à l’envers. Vraiment, elles n’ont plus besoin d’elle, c’est très bien, c’est exactement ce moment-là qu’il faut choisir, où elles n’ont plus besoin d’elle, pour mourir. Vraiment, depuis que la première était née, elle n’avait jamais eu une seconde de telle tranquillité. Il faut en profiter. C’est facile, il suffit de ne plus faire effort…
Paris est blanc. Les sept portes de l’Arche sont closes. Ses murs ont de quinze à trente mètres d’épaisseur. Mais nulle épaisseur de mur ne peut rien contre les modifications d’une loi naturelle…
Hono a fermé les portes du laboratoire, mis les verrous partout. Il revient vers Irène, soulève sa paupière. L’œil est clair, immobile. La peau est fraîche, la respiration nulle, le cœur arrêté…
Il n’est pas inquiet. Il sait que la vie reprendra, presque tout d’un coup, dans une demi-heure ou trois quarts d’heure. Mais trois quarts d’heure, ce sont les trois quarts de son éternité. Il s’attelle de nouveau à un coin de la bâche dans laquelle Irène est enveloppée comme une chrysalide, il la traîne vers la forge. Là, couchées contre le mur, sont les deux bouteilles d’un chalumeau oxyacétylénique. C’est un vieux système, mais Hono en a l’habitude depuis vingt ans et continue à l’employer. Il ouvre la bouche d’Irène, sa langue est froide, son palais sec, il lui enfonce dans la gorge le bec du chalumeau, ouvre le robinet d’oxygène.
— Déshabillez-vous ! vite ! dit M. Collignot.
Devant lui, le flanc de la fusée est ouvert, les couvercles des logements soulevés. De celui d’Irène, vide, une traînée de poussière grise descend le long de la paroi dorée, se dirige vers la porte. Dans l’autre, à quelques centimètres, apparaissent les cheveux de César, recouverts de poussière comme ceux d’une momie de Pompéi.
En un tournemain, Paul a arraché ses quelques vêtements. Il est beau. Il a le ventre creux, pas de hanches, tous les muscles à peine ébauchés sous la peau. Il cache son sexe dans ses mains. Aline d’ailleurs n’ose pas le regarder. Sa jupe est tombée à ses pieds, elle enlève par-dessus sa tête sa blouse blanche. Elle hésite, regarde Paul, puis son père.
— Dépêche-toi, dit son père.
— Tournez-vous, demande Aline.
— Non ! dit Paul.
Le père Privas a distribué les pilules à sa femme et à la servante. Puis, brusquement, lui est remontée à la gorge toute sa vieille foi protestante. Il s’est rappelé que le suicide est le plus impardonnable des péchés. Se suicider, c’est non seulement refuser la souffrance que propose Dieu, c’est aussi proclamer à la face de celui-ci qu’on n’a plus confiance en Lui, qu’on l’estime incapable d’intervenir pour changer le cours des événements. Il y a quarante ans que Privas ne s’est plus demandé s’il croit ou non en Dieu. Aujourd’hui, la question n’est plus là. Si ses ancêtres se sont laissé pendre, égorger, écarteler, pour pouvoir croire en Dieu de la façon qui leur plaisait, ce n’est pas à lui, dernier chef de la famille, de se poser des questions et de faiblir. Il faut, comme toujours, rester droit, donner l’exemple. Même alors qu’il n’y aura personne pour se souvenir de l’exemple et le suivre. Il comprend dans une soudaine lumière qu’en ne faiblissant pas devant la mort, il ne faiblira peut-être pas non plus dans elle. La vie éternelle, c’est peut-être ce court instant de conscience où l’on sait enfin qu’on vit, et qu’on n’a jamais commencé et qu’on ne cessera point de vivre parce qu’il n’y a ni commencement ni fin à Dieu, qui est en nous.
Privas, homme simple, serait incapable de dire cela avec des mots, mais il l’a compris avec ses os durs et sa chair et son esprit habitué a envisager simplement les travaux simples. Il tend la main, reprend les pilules, les met dans sa poche. Il dit aux femmes : « Faites ce que vous avez à faire, comme d’habitude. » Il sait qu’Auguste est mort. Il a trouvé son corps près du cheval tremblant. Il a dit à la mère que M. Gé l’avait appelé au dernier moment pour le faire entrer aussi dans la fusée.
Irène secoue la tête, crache du sang, suffoque, vomit. Hono lui tend un verre d’eau.
— Bois !…
Il a dénoué et étendu la bâche et posé sur Irène la blouse blanche qu’elle revêtait pour travailler au laboratoire.
Irène regarde le verre, puis la main qui le tend, puis le bras, puis le visage. La main est nette, le bras s’estompe, et le visage est en plein brouillard de sa myopie. Mais elle le voit bien, elle le verrait même dans la nuit totale. Elle vient de s’éveiller, avec, dans son cerveau, les instructions qui y ont été gravées par M. Gé. Et ce n’est pas ce visage qu’elle aurait dû trouver devant elle en s’éveillant. Mais c’est le visage qu’elle aime. Elle ne s’étonne pas. Quelque chose de très simple a dû se produire, un miracle. Elle sourit, elle dit :
— Lucien !…
— Bois, dit Hono.
— Ne fais pas l’enfant ! dépêche-toi ! dit M. Collignot.
Alors Aline arrache sa combinaison et sa petite culotte de coton blanc. Les yeux de Paul sont grands comme des soucoupes.
— Comme tu seras belle ! dit M. Collignot.
— Comme tu es belle ! crie Paul.
Aline est confuse et satisfaite. Elle aurait voulu cacher à la fois ses seins et ce tendre bouquet auquel elle n’est pas encore habituée, mais elle n’a que deux mains, et ses mains sont petites. Alors elle laisse pendre ses bras le long d’elle. Le plus simple est d’être simplement nue.
M. Collignot pose une main tremblante sur son épaule, la laisse glisser le long d’un petit sein pointu, sur le bas de la poitrine dont il sent les os, sur la peau douce, douce et chaude au-dessous des côtes. Il s’arrête. Sous sa paume, de l’autre côté de ce satin, deux petites glandes de rien du tout renferment l’avenir du monde.
— Que Dieu bénisse ton ventre, dit-il. Allez, entre là-dedans…
— Paul ! crie Aline.
Elle tend les bras vers lui. Il s’y jette. Ils sentent pour la première lois l’une contre l’autre leurs chaleurs nues et dures et souples. Les ongles d’Aline s’enfoncent dans les épaules du garçon.
— Vite ! vite ! crie M. Collignot. Ce n’est pas le moment.
Paul repousse à bout de bras Aline, qui halète. Elle embrasse son père, embrasse Paul de nouveau, puis de nouveau son père, lève un pied vers l’ouverture de la fusée.
— Tes chaussures ! hurle M. Collignot.
— Alors, dit Irène, il n’y a personne dans la fusée ?
Elle a enfilé et boutonné sa blouse. Elle est assise par terre, sur la bâche, en tailleur. Hono est assis devant elle et la regarde avec des yeux de charbon ardent.
— Tu m’aimes, dit Hono.
Il ne le demande pas, il le dit, il le sait.
— Oui, dit Irène.
— C’est ta sœur et le petit Paul qui vont partir dans la fusée, dit Hono. Ton père s’en occupe.
— Dieu soit loué ! dit Irène.
— Oui, Dieu soit loué ! dit Hono, Dieu soit loué, qui met fin à cette mascarade. La fusée ne servira à rien. Même si elle tournait cent ans autour de la Terre, quand elle s’y poserait, elle n’y retrouverait que la mort. L’eau restera gelée à quarante-deux degrés. Aucun phénomène naturel ne peut la faire revenir à son ancien équilibre. Dans quelques quarts d’heure, le nuage de condensation couvrira toute la Terre. Dans quelques jours, toute l’humidité de l’atmosphère se sera déposée sur le sol, le ciel sera d’un bleu comme jamais œil d’homme ne l’aura vu, et le globe terrestre, enfin apaisé, sera une boule blanche, glacée, pure comme la conscience de Dieu, flocon d’innocence retrouvée tournoyant dans l’éther. Jamais plus l’homme ne pourra le souiller de son péché.
— Ils s’aiment, dit Irène.
Aline s’endort. Son souffle devient court, léger, imperceptible Paul, penché vers elle, angoissé, écoute s’éteindre sa vie.
— Aide-moi ! dit M. Collignot, haletant. Je n’arrive pas à le sortir !
Il a réussi à passer ses mains sous les bras de César, mais le garçon inanimé pèse près de cent kilos et M. Collignot n’a autour des os que les muscles nécessaires au maniement d’un porte-plume.
— Enlevez-vous ! crie Paul.
Il écarte du bras le vieil homme, il saisit à deux mains les cheveux de César, il s’arc-boute, il tire. Enlever de là cet homme couché près de son Aline ! Ses deux pieds nus plaqués contre la fusée, ses cuisses tendues comme l’arc d’Héraclès, il arrache, il tire, il déracinerait un chêne.
Hono s’est levé, a ouvert une armoire de fer. Il revient avec une seringue hypodermique. Il dit à Irène :
— Relève ta manche gauche.
— Qu’est-ce que c’est ?
Il rit.
— C’est un sursis. C’est une drogue qui va nous donner la fièvre Une fièvre de cheval ! Quarante, quarante et un et peut-être cinq ou six dixièmes de plus. Nous gèlerons un peu plus tard, tu comprends ?
Mous allons peut-être gagner vingt ou trente minutes ! Est-ce que ce l’est pas formidable ?
M. Collignot, tremblant, baisse la manette. Les couvercles s’abaissent, le panneau glisse. La fusée est prête. M. Collignot a roulé César hors de la salle, et refermé la porte. Il s’assied. Il lui semble que ce n’est plus du sang mais de la colle qui coule dans ses veines. Ses doigts et ses yeux lui font mal. L’air devient trouble. La fusée se met À ronronner. La porte de béton et d’acier qui ferme le haut de la salle glisse, découvre un tunnel dans l’obscurité duquel s’éteignent les deux traits luisants des rails. Très loin, très haut, un point blanc : le ciel.
Un tonnerre de volcan à sa source. La fusée est déjà au-dessus du nuage. Dans le tunnel, dans la longue salle de départ s’éteint lentement la fumée incandescente des gaz de réaction, parmi lesquels tourbillonnent les cendres qui furent M. Collignot.
Le laboratoire a tremblé.
— Ils sont partis, dit Hono.
Irène se prend la tête à deux mains. La saignée de son bras gauche lui fait mal et sous ses mains elle sent battre ses tempes de plus en plus vite. Elle relève la tête et regarde Hono, qui rabat sur son bras la manche de sa chemise. Elle dit :
— Toi qui sais tout, toi tu n’as rien pu trouver.
— Il n’y a qu’un remède, dit Hono, c’est le feu de l’enfer. Ce feu, je l’ai mis en bouteille. Regarde…
Mme Privas regarde son mari avec des yeux de bête qui demande à son maître le remède à un mal qu’elle ne comprend pas. Marie-Fructueuse sanglote. Ils sont assis tous les trois autour de la table de la salle à manger. Ils viennent de faire le casse-croûte du matin. Ils sont baignés de sueur, et cette sueur gèle sur leur peau, soude leur linge à leur peau. Les larmes de Marie-Fructueuse s’écrasent sous ses doigts, en cristaux, collent une à l’autre ses paupières. Elle essaye de rouvrir les yeux. Elle ne peut pas, elle se met à crier et sent le gel faire de sa langue un morceau de bois. Elle referme la bouche, épouvantée ; elle ne sent plus son nez ni ses doigts, et ses pieds sont comme si la roue du char à trains avait passé sur eux.
Privas regarde le visage de sa femme se défaire, son nez blanchir, ses lèvres devenir violettes. Il sent des lames de couteau parcourir sa propre peau. Par ce qu’il souffre il sait ce qu’elle souffre. Elle est de sa race, elle est courageuse, mais doit-il laisser ces deux femmes endurer des tortures qui ne font que commencer ? Il n’avait pas le droit de les laisser se tuer, mais il peut, lui, les délivrer. Il peut prendre leur mort sur lui. Vite, pendant qu’il lui est encore possible de bouger. Il se lève. Ses genoux craquent. Ses pieds sont des masses de plomb. Il fait le tour de la table en s’appuyant sur ses mains, il arrive près de sa femme, derrière elle, s’appuie au dossier de sa chaise, lui caresse les cheveux, les joues, tendrement, comme il ne l’a jamais fait de sa vie. Elle hoche doucement la tête pour dire merci. Mais il sent à peine ce qu’il touche, il doit se hâter. Il lui met la main gauche sur les yeux, de la main droite prend le couteau posé près de l’assiette, il appuie contre son ventre cette vieille tête qu’il aime, comme il y appuyait la miche de pain au début de chaque repas, et du même large geste qu’il avait pour entamer la miche, il donne la paix.
Irène regarde. Ses oreilles bourdonnent, mais la fièvre lui rend la vue, elle y voit clair au moins à trois mètres. Hono lui tend un flacon de verre plat qu’il a tiré de sa poche. La main qui tient le flacon tremble.
— Voilà le contraire de l’eau dure, dit Hono. L’hydrogène qui entre dans sa composition, et dont j’ai modifié l’équilibre atomique, est avide de l’oxygène de l’atmosphère comme la femme est avide d’amour.
« Mais je te mens, je me vante, ce n’est pas vrai… Je n’ai pas réussi, personne n’a réussi tout à fait à fabriquer l’eau d’enfer. Il lui manque quelque chose. Elle est prête, elle est là, dans ce flacon, mais il lui manque quelque chose pour commencer à devenir active, pour devenir vivante, un catalyseur vivant, personne n’a trouvé, et moi non plus. Si un de ceux qui ont fait la guerre avait trouvé et jeté cette eau, une goutte de cette eau dans la nature, toute l’eau du monde se serait mise à brûler, échangeant son oxygène contre celui de l’air, les océans auraient flambé, les glaciers grillé, les fleuves coulé en flammes, tous les êtres vivants auraient brûlé comme phosphore, la Terre, au lieu de devenir boule de neige, serait devenue flambeau…
Il s’exalte, la fièvre le brûle, les mots sortent de sa bouche comme balles de mitraillette, et Irène comprend, elle se sent extraordinairement lucide et intelligente comme elle ne l’a jamais été, son cerveau tourne à vitesse d’emballement, elle sait ce qu’elle sait, et elle sait ce qu’elle veut, elle sait qu’elle va mourir, et elle sait qu’elle veut cet homme qui est devant elle et qui lui parle et qu’elle écoute et qu’elle aime, et elle sait que mourir n’aura aucune importance.
— Si j’avais réussi, j’aurais mis le feu à toute cette neige tiède qui couvre le monde, et la Terre aurait brûlé et se serait couverte de cendres, et il aurait plu pendant dix ans sur cette cendre, il aurait plu de l’eau nouvelle, de l’eau ancienne, l’eau qui était au commencement du monde et où Dieu sema la vie, et la pluie aurait fait entrer la cendre dans le sol, et toute la Terre serait devenue un grand champ fertile, attendant la graine. Et alors la fusée aurait pu se poser et la vie recommencer. Mais Dieu ne veut plus donner d’armes au Diable.
Irène prit le flacon des mains de Lucien, le posa à terre, prit la main de Lucien, l’attira vers elle, se coucha. Le sang, dans ses oreilles, ronflait comme mille violoncelles fous. Hono était sur elle comme le ciel, comme la Terre, comme Dieu.
Privas était tombé près de la table. Les deux femmes étaient en paix. Leur sang s’était gelé sur leurs vêtements. Il ne pouvait plus les voir car ses yeux venaient d’éclater. Il sentit le gel durcir ses mollets jusqu’à l’os et il ne put s’empêcher de hurler quand ses genoux se disjoignirent. Le gel s’enfonça dans sa gorge et lui colla la langue contre les dents. Ses bras se raidirent comme peaux de serpents sur un bâton. Il respirait encore, il pensait encore, il sentait encore toutes ses douleurs. Il avait horriblement chaud, un enfer dans la poitrine, toute la sueur qui ne pouvait plus sourdre de sa peau gelée. Mille aiguilles de glace se formèrent dans ses poumons et les percèrent. Le sang qui coula des blessures gela dans les bronches. Le cœur s’arrêta. L’intérieur du ventre grouilla encore pendant quelques instants.
Quarante degrés de fièvre, quarante et un. Ils avaient jeté tous vêtements, leurs corps étaient ardeur et leurs cerveaux ardeur, ils ne savaient plus rien, ni vie, ni mort, ni chacun d’eux, ils ne savaient plus qu’eux deux l’un et l’autre et dans l’autre, un même sang ronflant, une même fièvre folle, une même soif.
Il ramassa le flacon près de sa main, le déboucha, but au goulot et jeta la bouteille vide, qui fracassa des éprouvettes. Mais il n’entendait que le ronflement de ses oreilles, il n’avait même pas entendu les cris de joie tordue d’Irène, ni les mots qu’elle lui criait. Elle mit ses bras autour de lui et l’attira de nouveau sur elle, de nouveau il se perdit et dansa au rythme de son sang enragé.
Et dans le milieu de son corps poussa peu à peu une racine de feu de forge, et il lui semblait que cela était bien le normal aboutissement île la vie et de la mort et de la folie, que ce haut fourneau qui brûlait la racine de son corps était bien la terrible ardeur de l’amour, et qu’il devait la lui donner, à elle, à elle, à elle. Et une lance de flammes, de lave et de lumière jaillit de lui et se répandit en elle. Elle poussa de joie et de douleur le dernier cri de vie de la Terre, et il sut, avant de devenir torche, qu’il avait trouvé, et que le Diable l’avait eu.
La Terre était blanche. L’Arche éclata. Paris s’ouvrit comme une grenade, et l’Europe commença à brûler par le petit bout. Quelque part dans les ruines de Moontown, perçant le glacis de jaune d’œuf pourri et gelé et le manteau de neige, la voix du Civilisé disait :
« Je suis heureux… »
[1] Depuis le début de ce chapitre, le lecteur éprouve peut-être l’impression que l’auteur s’est largement inspiré d’événements récents. Il est bon de rappeler que le présent ouvrage a été écrit en 1948 et publié pour la première fois en 1949. En réalité, ce sont les événements qui ont copié notre auteur. (Note de l’Editeur.)